Après un long silence dû à  des occupations multiples (rédaction de livrets de disques et d’articles, conférences, améliorations de ce site, etc.), voici un texte écrit pour le 10e anniversaire du festival de quatuor à cordes « Les Voix intimes » de Tournai, organisé sous l’égide de l’association Proquartetto que dirige de main de maître Dominique Huybrechts. La programmation toujours soigneusement pensée de chacune des éditions de ce festival – elle mêle grands chefs-d’œuvre du répertoire et œuvres méritant grandement d’être découvertes par le public – fait appel à de jeunes formations de haut niveau grâce auxquelles les concerts sont toujours d’une grande qualité.

Je remercie Dominique Huybrechts qui m’a autorisé à publier dans mon blog l’article ci-dessous qui paraîtra sous quelques semaines dans la plaquette des dix ans des « Voix intimes ».

 

Quelques clefs pour comprendre et goûter l’art du quatuor

Art à la fois hautement raffiné et expression par excellence des voix intimes de l’être, le quatuor s’affirme comme un des fleurons de la culture occidentale. Paradoxalement, ce genre musical qui intimide aussi bien les compositeurs – il est reconnu comme la pierre de touche de l’art de composer – que le grand public qui le juge souvent élitiste, nous paraît au contraire plus accessible que d’autres pour des mélomanes de bonne volonté qui ne sont pas à l’affût d’effets spectaculaires que peut produire l’orchestre symphonique. Cela suppose bien sûr d’écouter le quatuor en concert, car l’œil écoute ou plutôt il aide à écouter et notamment à prendre conscience des relations étroites qui s’établissent entre les quatre voix instrumentales. On voit ainsi à l’œuvre le processus de communication tel qu’il se manifeste sur le « théâtre » du quatuor, dialogue entre quatre instruments-personnages ou « conversation entre les quatre voix d’une même âme » – selon la belle formule que Romain Rolland utilise à propos des derniers quatuors de Beethoven –, expression de ces Voces intimae que Sibelius évoque dans le paratexte de son Quatuor en ré mineur.

Singulièrement exigeant pour ses acteurs (compositeurs, interprètes) qui y trouvent une étonnante stimulation intellectuelle et artistique, le quatuor peut sembler difficile d’accès et pourtant il se révèle une source d’intérêt et de joie pour quiconque se montre motivé à condition qu’il dispose de certaines clefs. Nous voudrions ici suggérer deux angles d’attaque qui peuvent en rendre l’approche plus facile, celui du dialogue instrumental, celui de la palette sonore. 

Le dialogue instrumental

D’emblée, le quatuor classique, tel que l’a fondé Haydn, se présente comme une conversation entre quatre instruments­personnages qui échangent des propos certes abstraits, mais dont les modalités ressemblent à ce qui peut se passer dans un cercle d’amis.

Chez Haydn, on constate généralement une tendance à la suprématie du premier violon qui règle et domine la conversation ; chez Mozart déjà se manifeste un plus grand équilibre entre les voix, surtout à partir des six Quatuors dédiés à Haydn. Mais c’est Beethoven qui va se révéler le maître indépassé d’un dialogue équilibré, le premier mouvement du Quatuor opus 135 constituant pour nous la forme la plus aboutie du discours musical en tant que transposition musicale – imitation et symbole – de la conversation à quatre, envisagée dans une perspective de communication et d’échange de messages.

Le romantisme plus centré sur l’effusion du moi se montrera moins soucieux de poursuivre dans cette voie et, dans la première moitié du XXe siècle, même ce grand héritier et continuateur de Beethoven que fut Bartók, n’explorera pas, dans ce domaine, de zones plus avancées que son prédécesseur.

En revanche, dans les années 1960, Elliott Carter fera un pas supplémentaire en mettant en œuvre dans ses quatuors un dialogue à quatre tellement complexe – par l’indépendance des voix et l’hétérogénéité apparente des sujets (idées musicales) – qu’il illustrera parfaitement une certaine aporie de la communication, tout à fait caractéristique de notre époque. En cela, Carter reprend d’une manière nouvelle une intuition de Stravinsky dans la première de ses Trois pièces (1914) où chacune des quatre voix répète obstinément une formule qui lui est spécifique sans aucun échange avec ses partenaires.

Les dispositions musicales que Carter met en œuvre dans ses 2e (1959) et 3e (1971) Quatuors pour exprimer ce qu’il ressent devant le mur de l’incommunicabilité rejoint de nombreuses prises de conscience d’artistes contemporains, notamment celle d’Ingmar Bergman dans Le Silence (1963).

En résumé, jusqu’aux années 1950, en écrivant pour quatuor, les compositeurs ne cessent d’explorer, avec plus ou moins d’imagination, toutes les stratégies et les dispositions de la conversation à quatre (1 + 3, 2 + 2, 1 + 1 + 2, 1 + 1 + 1 + 1 + 1) sous leurs différents modes de réalisation, selon les rôles joués par chacun des instruments, dans l’esprit d’une mimésis de la communication interpersonnelle ou intérieure au sujet. Les meilleurs d’entre eux ne se limitent pas à quelques formules mais utilisent, dans chacun de leur quatuor, une large palette de possibilités en faisant alterner différentes configurations mais sans systématisme.

Dans tout quatuor, non seulement les instruments échangent des informations musicales les uns avec les autres, mais ils les transmettent à l’auditeur. À un moment donné, l’information transmise par les quatre peut être univoque – les quatre parlent d’une même voix et dans le même sens (4 = 1) – comme à l’occasion d’un unisson ou d’une séquence homophone ou au contraire quadripolaire lorsque chaque instrument est doté d’un énoncé spécifique, les différences ayant tendance à s’harmoniser à l’âge classique où elles sont domptées par l’harmonie (elles s’inscrivent toutes dans une même logique tonale) et à s’accuser jusqu’à l’abolition, au moins apparente, de toute relation, chez les compositeurs d’avant-garde.

La palette sonore

Cependant, l’art du quatuor ne se manifeste pas seulement comme expression musicale de certains aspects de la  communication. Il consiste aussi à traduire la magie sonore des cordes dans leur singularité et leur complémentarité : l’homogénéité des sonorités, qualité qui permet d’exalter les gestes fusionnels laisse toute latitude à l’écriture pour simuler l’hétérogénéité. Ainsi le quatuor qui, du point de vue des voix instrumentales, joue de la dialectique fusion/dissociation ou indifférenciation/personnalisation se révèle apte du point de vue sonore à faire se succéder les sonorités les plus variées, les plus rondes et unies comme celles d’un choral et les plus anguleuses et dissociées, comme lorsque les instruments utilisent, par exemple, chacun des modes de jeu différents.

En outre, les parties instrumentales n’étant pas doublées, chaque instrument est mieux à même que dans un orchestre, sujet à un certain degré d’inertie, de tirer parti de l’éventail extrêmement riche des possibilités qui s’offrent à chacun.

Pendant les deux premiers siècles de son histoire, quelle que soit l’inventivité sonore qui ait pu se manifester dans un quatuor, le son restait subordonné fonctionnellement au discours et formellement à l’idéal du « beau son », même si certaines tendances à le mettre en question avaient pu se faire jour, notamment dans les derniers quatuors de Beethoven, dans certains quatuors de la deuxième école de Vienne et chez Bartók. Mais le véritable renversement de perspective se produit après les années 1950 à partir de l’œuvre de Giancinto Scelsi (1905-1988), le premier compositeur à avoir considéré la note non plus comme un invariant ou un point fixe dans l’échelle des hauteurs, mais comme un microcosme sonore. Ses expériences vont marquer directement ou via des médiations maints quatuors à partir des années 1970. Parmi les plus aboutis, on peut citer le Quatuor de Luigi Nono et ceux de son élève Helmut Lachenmann.

Cependant, même dans des œuvres comme celles­là, où la logique du son prévaut sur celle de la note, l’ancrage discursif ne se perd pas et le quatuor continue à raconter une histoire abstraite, dont les personnages sont des êtres de son et qui en appelle à l’imaginaire de l’auditeur.

Une écoute, focalisée sur les attributs sonores du quatuor, peut se révéler féconde à condition que la conscience musicale de l’auditeur sache et veuille s’ouvrir à un type de perception du flux musical différent de celui du classicisme au sens large. La diversité contemporaine du son des cordes recourt non seulement à toutes sortes de modes de jeu spéciaux, déjà significativement utilisés par maints compositeurs dans la première moitié du XXe siècle – et notablement étendus à partir des années 1950 –, mais elle s’intéresse à la variabilité continue des hauteurs (glissandos généralisés) et aux micro­intervalles. C’est ainsi que se trouve renouvelé de fond en comble le paysage sonore du quatuor : il se révèle alors un des plus variés qui soit.

Si personne n’a jamais contesté la richesse de la sonorité des cordes, connue pour sa composition d’un nombre inégalé d’harmoniques, certains en ont déploré la monotonie. Si cette critique s’avère pour le moins discutable lorsqu’elle s’applique au quatuor classique, elle fait figure d’un véritable déni lorsqu’on pense au quatuor du XXe siècle qui sait se parer des couleurs les plus diverses et des timbres les plus inattendus. Beethoven déjà pouvait faire sonner certains passages de ses quatuors médians (les Opus 59, 74, 95) comme si on y entendait des trompettes, des harpes, des percussions, etc. ; quant au quatuor d’aujourd’hui, il peut fourmiller des bruits de la nature ou de la ville, proposer des sons râpeux ou écrasés aussi bien que les plus impalpables, le son le plus pur tout comme le son le plus composite.

Qu’il s’agisse des relations entre les voix instrumentales échangeant entre elles et transmettant à l’auditeur un message, qu’il s’agisse de la nature des sonorités qu’ils produisent, les quatre instruments du quatuor – tantôt association de quatre personnages musicaux singuliers et plus ou moins indépendants, tantôt unique instrument à seize cordes – sont un objet de contemplation remarquable. Ce qu’ils donnent à voir et entendre se révèle en tant que tel fascinant, mais ce n’est que l’écume de cet océan de beauté que peut être le quatuor dont les profondeurs de sens sont inépuisables.