Une seule disposition idiomatique pour les quatre musiciens du quatuor
Il y a en théorie un grand nombre de manières de disposer sur scène les quatre instrumentistes d’un quatuor à cordes. En pratique, depuis la dernière guerre mondiale, on ne trouvait guère que deux façons de faire. L’une, plutôt française, déploie les instruments en demi-cercle du plus aigu au plus grave. Par rapport à cette disposition, l’autre, plutôt états-unienne ou anglo-saxonne, mais en faveur aussi en Europe centrale, permute l’alto et le violoncelle de façon que les ouïes du violoncelle soient tournées vers la salle.
On ne sait que peu de choses sur la façon dont les quatuors étaient disposés au XVIIIe siècle. Ainsi, pour citer des concerts célèbres, on ne sait pas dans quelle disposition a joué le quatuor qui a créé les Opus 71 et 74 de Haydn à Londres pendant la saison 1794 des concerts Solomon. Mais, à l’époque, peu de quatuors étaient donnés dans des salles de concert et généralement, les musiciens qui jouaient en quatuor, souvent des amateurs éclairés, le faisaient dans des salons. Ils se plaçaient alors selon diverses dispositions face à deux lutrins à rabats doubles ou bien en rond autour d’une table de quatuor et les auditeurs s’installaient sur des sièges autour du cercle des instrumentistes. On trouve très peu de documents iconographiques qui puissent donner une idée précise des pratiques en vigueur à l’époque . Aussi aucune des affirmations péremptoires relatives aux pratiques de l’époque n’est étayée scientifiquement, aucune n’est légitimée par une source documentaire.
Plutôt donc que de se référer à l’histoire, il faut s’appuyer sur les œuvres et chercher à en comprendre l’esprit.
Né dans le sillage des Lumières, le quatuor s’affirme d’emblée comme un genre intime et concentré idéal pour mettre en œuvre cette conversation musicale « entre quatre personnes aimables » (Stendhal) ou « entre quatre personnes raisonnables » (Goethe) qui fut, dans ses premiers temps, l’apanage du genre. Plus tard, avec Beethoven, le dialogue n’est plus ni toujours aimable ni nécessairement amical. Par ailleurs, il a tendance à s’intérioriser dans les grands adagios, devenant une « conversation entre les quatre voix d’une même âme » (Romain Rolland) ou bien au contraire il s’empreint d’une vigueur rythmique et d’une puissance sonore (Grande Fugue) qui lui donne une dimension symphonique. Dans une période plus récente, l’idée de dialogue a été ou bien portée à un degré extrême de sophistication (Carter, 2e Quatuor) ou bien évacuée parce qu’hors de propos (esthétique du son). Les modalités discursives du quatuor n’ont cessé de changer, mais ce qui est resté intangible, c’est les quatre systèmes de la partition qui s’organisent du plus aigu ou plus grave.
Je tire de ces remarques deux conclusions qui devraient avoir des conséquences décisives sur le choix d’une disposition pertinente des instrumentistes :
– le quatuor restant d’essence intime même dans ses débordements symphoniques, les quartettistes doivent jouer assis, même si certains pensent qu’il y a plus d’aisance instrumentale à jouer debout , comme le font les solistes. Mais, précisément le quatuor n’est pas un ensemble de solistes, même si ses membres doivent en avoir les qualités. En outre la position du violoncelliste, assis au milieu de ses partenaires fait apparaître l’illogisme de ce choix pour ne pas dire qu’un tel spectacle frise le ridicule. C’est justement parce que le violoncelle ne peut jouer qu’assis que les musiciens de toutes formations de musique de chambre à cordes du trio au sextuor jouent assis.
À mes yeux, l’idéal du quatuor reste celui du « quatuor sous la lampe » : quatre musiciens assis, unis dans le faisceau d’une même lampe. Je me rappelle ainsi certains concerts du Quatuor Hongrois donnés salle Gaveau dans cette intimité poétique.
– le quatuor étant écrit pour quatre voix étagées des graves à l’aigu, sa disposition dans l’espace doit donner l’image de la partition, ce qui permet à l’auditeur de mieux saisir l’écriture des œuvres qu’il entend. C’est une des manières de comprendre la formule « l’œil écoute », qui est particulièrement adaptée au concert de quatuor, à la fois parce qu’il permet de suivre les échanges de répliques entre les quatre voix, d’être sensibilisé ainsi à leur « interactivité » et parce qu’il permet d’appréhender la géographie de la partition.
C’est donc la disposition « française » qui s’impose. Elle est en tout cas impérative dans le répertoire classique qui fourmille d’exemples où un petit motif circule entre les voix de haut en bas de bas en haut (parmi de nombreux exemples, Mozart, K. 421, Allegro moderato, mes. 13-14, Haydn, Opus 76 n° 4, Finale, coda, più allegro mes. 116 sq., Beethoven Opus 59 n° 1, Allegretto vivace, mes. 112-114). La géniale trouvaille de Beethoven qui dans le finale de l’Opus 59 n° 2 (mes. 89-105) brise la continuité spatiale dans l’échange d’un motif de trois notes entre les voix, perd tout son sens si le violoncelle, placé au centre, rompt déjà cette continuité.
La disposition « française » indispensable à la compréhension du texte dans les quatuors classiques convient à tous les répertoires.
La disposition anglo-saxonnes, assez en faveur aujourd’hui – mais inacceptable à mes yeux pour Mozart, Haydn, Beethoven –, peut sans doute passer pour d’autres répertoires encore que je n’en aie jamais bien compris ni senti les avantages. Favoriser le violoncelle qu’on entend peut-être mieux ainsi n’est sans doute pas une bonne idée car cela défavorise l’alto qui n’est jamais trop entendu.
Quant à la disposition que l’on voit apparaître avec le violoncelle à la gauche immédiate du premier violon, nous ne lui trouvons aucune justification sauf celle de se référer fallacieusement à la manière de jouer du temps de Haydn.