Comment ne pas regretter qu’Intouchables, qui fait courir les foules, passe totalement à côté d’un des deux sujets de fond qu’il aborde, la transmission de la culture aux plus défavorisés.
Certes, on ne pouvait attendre d’un film écrit à si gros traits qu’une pensée monolithique et politiquement correcte. Le film s’en tient en effet au cliché de la dénonciation obscurantiste et étriquée de l’art bourgeois.
D’autres que moi – comme les Cahiers du cinéma –, ont à juste titre critiqué ce film qui, sans parler de son sentimentalisme, se révèle d’une facture bien médiocre. On comprend pourquoi la plupart des cinéphiles ne se sont pas dérangés pour voir ce pur produit de l’industrie culturelle.
J’écris ici pour ceux qui, l’ayant vu, n’ont peut-être pas remarqué à quelles manipulations, ils avaient pu être soumis sous couvert d’une volonté de plaire au plus grand nombre. Sans doute ont-ils remarqué que le ton rigolard et persifleur de ce film, y compris devant les choses graves, illustre bien un certain esprit de notre temps. Mais ont-ils relevé combien ce film édifiant, pétri de bons sentiments, qui est censé exalter la fraternité humaine, frise le racisme en stigmatisant certaines catégories de populations ? L’une d’elles est particulièrement visée sans qu’aucun critique semble s’en être ému, celle des mélomanes, des amoureux ou simplement des amateurs de musique dite improprement « classique ».
Deux scènes du film sont tout à fait révélatrices de cette stigmatisation.
La première se passe à l’opéra. Alors que le spectacle a commencé, Driss – l’auxiliaire de vie de Philippe, le tétraplégique – gesticule et manifeste à haute voix son horreur vis-à-vis de ce qu’il voit et surtout entend. Philippe, qui incarne en principe un homme cultivé et mélomane, sourit de manière amicale et complaisante ; non seulement il ne cherche pas à retenir Driss, mais plutôt, il l’encourage, en s’amusant de son comportement. Or c’est là une attitude non seulement étrangère à tout amateur d’opéra, comme l’est Philippe, mais même impensable. On me dira que c’est une caricature et qu’il faut la prendre justement avec le sourire.
Oui, mais caricature de quoi au juste ?
Il s’agit essentiellement d’une caricature de ce qu’est censée représenter la musique « classique » aux yeux du grand public tel que le voit le metteur en scène, c’est-à-dire le peuple pour qui la musique serait un art désuet et ennuyeux, un art de classe. Pour parvenir à ses fins, le dit metteur en scène, fait donc avaliser par Philippe, l’attitude iconoclaste de Driss si bien que la profanation devient une saine et salutaire désacralisation. Tout amateur d’opéra ne peut que se sentir blessé par cette scène pourtant tout à fait irréaliste.
Plus directement agressive, la deuxième scène de racisme anti-musique affiche plus nettement une attitude de rejet ; plus facile à décrypter, elle se montre donc moins perverse.
Un concert de musique baroque est organisé dans les salons de l’hôtel particulier de Philippe. Driss, auquel Philippe semble cette fois semble avoir conseillé de s’efforcer d’écouter, ne résiste que quelques secondes à cette torture sans équivalent qu’est l’audition d’une pièce de Vivaldi puis il se lève, prend place devant les musiciens, les arrête et impose sa musique (diffusée on ne sait d’où) sur laquelle il se met à danser entraînant tout le public (bourgeois) qui semble se libérer de ses frustrations et découvrir enfin la vraie vie.
Cette charge contre le grand art ou la « haute culture », comme disent les sociologues – censés être les produits de la classe bourgeoise (alors que la plupart des grands compositeurs étaient plutôt de milieux modestes) – au bénéfice de l’art populaire et de la culture de masse ne s’exerce qu’à l’encontre de la seule musique. Il n’en est pas de même, par exemple, avec la peinture et Driss se met même à peindre d’instinct des toiles abstraites, dont on sent qu’elles vont se vendre comme des petits pains sur le marché de l’art.
L’approche de la musique « savante » est certes encore plus difficile que celle des arts plastiques. Mais justement, n’aurait-il pas été non seulement plus intéressant mais plus salutaire – et ça n’aurait pas été plus irréaliste – de montrer qu’avec du temps, une sensibilisation, une éducation, Driss pouvait pénétrer avec joie et profit dans l’univers de la musique ?
Il y aurait tellement de belles et bonnes choses à faire pour les « jeunes de banlieues » et tous les déshérités en leur faisant découvrir et aimer ce qu’on appelle la musique classique, mais qui est tout aussi bien baroque, romantique, postromantique, néoclassique, contemporaine et qui est tout simplement la musique, par opposition à la musique d’ameublement ou à la muzzak.
Il est à déplorer qu’on ne donne à ces jeunes aucun moyen d’avoir accès aux trésors de la « haute culture » alors qu’ils sont gavés de « malmusique » par les industries culturelles, comme de malbouffe par les industries alimentaires. Le message beethovénien pourrait être plus d’autres audible que par ces populations en déshérence, car si Beethoven est un créateur visionnaire qui fascine les intellectuels, c’est aussi un musicien populaire qui sait parler directement et avec force aux gens simples et au peuple. Seid umschlungen Millionen (Embrassez-vous millions d’êtres), dit-il avec Schiller dans l’Hymne à la joie. Rappelons-nous aussi que Beethoven fut autrefois aux États-Unis utilisé par les noirs dans leur combat antiraciste. Certains se promenaient avec un T-shirt à l’effigie de Beethoven sur lequel on pouvait lire « Beethoven himself was black ».