Au cours de mon travail actuel – la rédaction d’une brève synthèse des quatre volumes que j’ai consacrés au quatuor à cordes[1], j’ai retrouvé un texte que je destinais à l’enregistrement des Quatuors opus 54 de Haydn interprétés par le Quatuor Ysaÿe (Ysaÿe Records, 2003 réédité en 2011). Seule l’introduction de ce texte a été utilisée dans le livret et il me semble intéressant de donner à ceux qui seraient intéressés la possibilités de lire les commentaires détaillés que j’ai faits de ces quatuors. Comme à l’accoutumée, mes propos sont jalonnés de minutages permettant d’identifier auditivement la structure des œuvres et « pointant » certains événements musicaux que je juge particulièrement remarquables.
Voilà le plan de ce texte :
Introduction pages 1-2
Quatuor opus 54 n° 1 pages 2-3
Quatuor opus 54 n° 2 pages 3-5
Quatuor opus 54 n° 3 pages 5-7
Haydn, trois quatuors opus 54, Introduction
Quatuor opus 54 n° 1 en sol majeur. I – Allegro con brio. II – Allegretto. III – Allegretto (Menuet). IV – Presto.
Quatuor opus 54 n° 2 en ut majeur. I – Vivace. II – Adagio. III – Allegretto. IV – Adagio-Presto-Adagio.
Quatuor opus 54 n° 3 en mi majeur. I – Allegro. II – Adagio. III – Allegretto. IV – Presto.
Une certaine gêne financière semble être à l’origine des six quatuors dont Haydn entreprend la composition au début de l’été 1788 et jamais le compositeur d’ordinaire si méticuleux et réfléchi dans la conception et la réalisation de ses recueils de quatuors ne se sera montré aussi rapide, aussi instinctif. Des partitions autographes difficilement déchiffrables, couvertes de notations abrégées – et ce contrairement aux manuscrits connus des autres opus –, des emprunts à des œuvres antérieures en fournissent une preuve matérielle. Une expression puissante, aux contraste plus tranchés, comme, si avant Beethoven, Haydn « trempait ses pinceaux dans des couleurs épaisses », une écriture souvent asymétrique, parfois improvisée, des formes irrégulières, en sont le signe esthétique. Ce que d’habitude Haydn accomplissait en six mois, il le boucle ici en trois. Mais loin de bâcler, il va à l’essentiel, concentre son discours et tire la quintessence d’une inspiration parfois fulgurante.
Comme les grands recueils précédents depuis l’Opus 9, les six quatuors de l’été 1788 forment un tout cohérent, mais leur publication en deux volumes séparés, les Opus 54 et 55, souligne la spécificité de chaque cahier de trois à l’intérieur d’un ensemble qui se signale lui-même par l’écriture souvent virtuose de la partie de premier violon.
Virtuosité instrumentale
Bien qu’ils ne lui soient pas explicitement dédiés, ces quatuors semblent en effet avoir été écrits à l’intention d’un violoniste alors présent à Esterhaza, Johann Tost (1755-1831), connu pour sa vélocité instrumentale et son autorité – il dirigeait dans l’orchestre princier les pupitres des seconds violons – mais qui savait également se montrer un homme d’affaire habile, suffisamment en tout cas pour qu’Haydn, quelque peu dans l’urgence, lui confiât la diffusion musicale et commerciale d’un nouveau cahier de quatuors. Ces œuvres qui font la part belle au premier violon, ne renouent cependant pas avec le style concertant des quatuors Opus 9 et 17 écrits près de trente ans plus tôt pour Tomasini, autre violoniste fameux. Dans les opus 54 et 55, les passages de virtuosité qui mettent en lumière les qualités du premier violon ne sont pas subordonnés à une simple recherche d’effets brillants. Plus intégrés au discours du quatuor, ils s’inscrivent chaque fois dans une perspective expressive spécifique ; plus disséminés, ils alternent avec d’autres passages où s’affirme au contraire un équilibre des quatre voix, qu’il s’agisse de passages homophones, de sections dialogiques voire d’épisodes fugués.
Lignes de force
Chaque nouveau cahier de quatuor témoigne chez Haydn d’un rapport particulier entre la consolidation des acquis formels précédents et une tendance à l’expérimentation d’idées nouvelles. Les termes de ce rapport se trouvent ici exacerbés par la contrainte de temps. D’un côté, réutilisation assez fidèle de certains canevas éprouvés, réemploi de motifs et formules ; de l’autre, procédés abrupts, raccourcis, lignes moins finement ciselées, harmonie plus versatile et discours généralement plus concentré. L’homme est pressé, sa musique aussi, là où elle peut l’être : les mouvements extrêmes, traditionnellement rapides, sont tous de tempo particulièrement vifs, Allegro vivace, Vivace, Allegro à 2/2 (alla breve) pour les premiers mouvements de l’Opus 54 ; Presto dans chacun des trois finales.
Une autre marque singulière de ce double opus se trouve précisément dans sa bipartition (opus 54/55) qui a sans doute conduit à Haydn à concevoir une homologie entre les deux groupes de trois : ainsi, dans chacun des deux opus, le quatuor le plus expérimental en même temps que le plus étrange et sans doute le plus achevé se trouve au centre (n° 2) du cahier tel qu’il a été édité, enserré dans deux quatuors plus traditionnels, manière nouvelle de structurer un opus et de créer, comme le fera plus tard Beethoven (opus 59), des liens autres que tonals entre les œuvres qui le constituent.
Du point de vue formel, et au-delà de la personnalité propre à chaque œuvre, les trois quatuors de l’Opus 54 frappent par la liberté que prennent leurs mouvements initiaux tant avec la conduite traditionnelle de l’harmonie (le vivace de l’Opus 54 n° 2 réénonce en la bémol majeur le thème principal initialement en ut majeur et ce après seulement 11 mesures de musique et une mesure de silence) qu’avec les canons de la forme (fausse réexposition et réexposition avec développement culminatif du deuxième thème dans l’Opus 54 n° 1, réorganisation des événements dans la réexposition de l’Opus 54 n° 1, élision du deuxième thème dans la réexposition de l’Opus 54 n° 3. Les menuets sont peut-être moins dansants que d’habitude et les mouvements lents ont assurément plus de poids que les mouvements équivalents d’autres opus : ils sont moins charmants, plus graves et si leurs lignes mélodiques peuvent être ornées, elles le sont soit pour porter une nouvelle forme de rubato « écrit » (Opus 54 n° 2), soit pour induire, par le truchement de la virtuosité – mais loin de tout effet de pur brio – un élément de tension expressive (Opus 54 n° 3).
Malgré leur rapidité, les finales sont relativement plus développés que ceux des opus précédents et moins allègres ou primesautiers, tendance qui culmine avec le finale de l’Opus 54 n° 2 dont la section Presto – un bref galop – est insérée entre deux adagios d’une rare densité. Ainsi, architecture tout à fait inhabituelle à l’âge classique, l’Opus 54 n° 2 comporte-t-il deux adagios substantiels, l’un de caractère rhapsodique avec sa mélodie vagabonde nimbée de dissonances, auquel s’enchaîne directement un menuet rien moins que léger, l’autre tout de gravité méditative en dehors de la brève interruption du Presto central, l’œuvre se terminant de ce fait sur un mouvement lent, disposition dont on ne retrouvera l’équivalent dans aucun quatuor significatif avant le début du XXe siècle.
Quatuor opus 54 n° 1 en sol majeur
I – Allegro con brio à 4/4 en sol majeur. Forme sonate.
I – Exposition (mes. 1-47 [1’28] avec reprise [2’53]. II – Développement (mes. 48-86 [4’06]). III – Réexposition (mes. 87-131 [5’33]).
Comme de nombreux allegros de sonate de Haydn, celui de l’Opus 54 n° 1 est essentiellement monothématique, les contrastes du mouvement et son caractère se structurant à partir des différents motifs de son thème d’ouverture. Porté par une batterie quasi ininterrompue de notes répétées, il fait alterner un appel impérieux forte aux lignes bien découpées, un autre piano plus nonchalant formé de figures chromatiques piano, agiles mais concentrées, un autre encore, réflexif, avec ses valeurs longues et sa lente progression vers les zones plus sombres (mes. 17 [30’’/1’57]) de ré mineur. Réénoncé presque comme une surprise toujours en sol majeur (mes. 24 [44’’/2’10]) mais dans l’éclairage nouveau que lui donne une nouvelle disposition de l’accord qui le soutient, le motif impérieux introduit ensuite la zone harmoniquement contrastive de la dominante (ré majeur) qui présente un visage plus souriant et léger, que ce soit dans le dialogue courtois des deux violons (mes. 32 [58’’/2’24]) ou dans les petits motifs entrecoupés qui chuchotent délicatement avant la reprise, dans la codetta et conduisent, la deuxième fois, au développement. Cette nouvelle section repose essentiellement sur la confrontation de l’appel « impérieux » maintenant dramatisé par sa présentation dans le mode mineur et du motif réflexif. Elle conduit à une fausse réexposition (mes. 74 [3’43]), sorte de trompe-l’oeil cher à Haydn, qui ramène le motif d’ouverture sous sa forme initiale avant d’en émietter les éléments en un dialogue serré des quatre voix.
La réexposition qui s’enchaîne naturellement (mes. 87 [4’06]), réorganise les événements de l’exposition : ou bien il en resserre certains (les cinq échanges du « dialogue courtois » des deux violons se réduisent à une transmission d’abord masquée par un changement de couleur, entre le violoncelle, l’alto puis le violon 1 bientôt doublé par le violon 2, mes. 101 [4’31]) ; ou bien il en supprime d’autres (le motif réflexif en mineur [mes. 17 sq.] est éludé et le motif impérieux est lui-même réduit après avoir été utilisé abondamment dans le développement) ; ou enfin il en déploie quelques-uns beaucoup plus largement, comme le motif chuchoté de la codetta (mes. 107 [4’43]) auquel se mêlent en contrepoint des éléments issus du thème d’ouverture, qui finit lui-même par s’imposer (mes. 126 [5’21]) et conclut vigoureusement ce mouvement brillant et résolu qui sait ménager des zones d’ombre et d’interrogation.
II – Allegretto à 6/8 en ut majeur. Forme sonate.
I – Exposition : premier groupe (mes. 1-34 [1’26]), deuxième groupe (mes. 35-54 [2’18]). II – Développement (mes. 55-69 [2’56]). III – Réexposition : premier groupe (mes. 70-88 [3’44]), deuxième groupe (mes. 89-105 [4’27]). IV – Coda (mes. 105-112 [4’,48]).
Soutenu lui aussi par une chaîne de notes répétées mais lourées (détachées dans la même ligne d’archet), le thème principal de l’Allegretto est un thème rêveur, entrecoupé de silences, qui monte de plus en plus haut vers l’aigu (mes.18 [44’’] en s’épanouissant. Mais quelle que soit la beauté calme et lumineuse de ce thème, c’est avec le deuxième groupe de cette exposition de forme sonate que Haydn atteint à l’expression la plus intense et cela de manière particulièrement originale. En effet, il ne recourt pas à un deuxième thème au sens mélodique du terme, mais – après une transition qui semble en faire office avec une phrase legato aux larges inflexions (mes. 21 [52’’]) –, il utilise le motif louré de l’accompagnement initial présenté alors en strates, comme fondement d’un thème harmonique (mes. 35 [1’28]) qui module de manière inquiète par tierces mineures depuis la dominante vers des tonalités éloignées aux mystérieuses couleurs (successivement sol majeur, sib, réb). Une bref développement (mes. 55 [2’56]) sur la phrase de transition mène à une réexposition resserrée qui élude la transition entre les deux groupes et propose pour le second une nouvelle progression harmonique en clair-obscur toujours par tierces mineures (do-mib-solb) avant de s’éclairer en une coda paisible et transparente.
III – Menuet à 3/4 en sol majeur
I – Menuet (mes. 1-44 [1’37]). II – Trio (mes. 45-68 [2’49]). III – Menuet [3’44]
Presque entièrement écrit dans la nuance forte, le menuet est une page vigoureuse dont le rythme décidé se trouve accusé par des sforzandos à contretemps qui rompent sporadiquement le balancement régulier de la mesure à 3/4. Toujours piano et de texture légère, le trio – un laendler poétique, joué d’abord sans premier violon – apporte un vif contraste par la délicatesse de ses brefs motifs entrecoupés de silence tandis que le violoncelle dessine une ligne continue d’arabesques.
IV – Finale à 2/4 en sol majeur. Rondo sonate
I – Exp. : 1er refrain (mes. 1-18 [21’’/38’’’), 2e refrain (mes. 19-27 [46’’/57’’) et 1er couplet vers sol mineur (mes. 28-65 [1’32]).
II – Dévelpt : 3e refrain (mes. 66-83 [2’01]), 2e couplet vers si mineur (mes. 83-101 [2’16]) et 4e refrain (mes. 101-122 [2’37]).
III – Réexp. : 5e refrain (mes. 123-155 [3’06]).
IV – Coda : 6e refrain (mes. 156-193 [3’38]).
Le finale est une sorte de rondo dont le thème irrigue chacune des sections du mouvement et lui communique son entraînante vitalité, qu’il s’agisse des répétitions variées du refrain ou des couplets, les uns et les autres construits sur les mêmes éléments, notamment rythmiques avec la récurrence fréquente du dactyle percussif qui forme la tête du thème. Même les couplets qui s’infléchissent vers le mode mineur restent dans cette même atmosphère roborative, le couplet en sol mineur (mes. 26 [46’’ et 57’’ pour la repris]) substituant à la dynamique motorique des doubles croches alternées accompagnant le thème de simples ponctuations de batterie ou des traits alertes qui fusent aux différents instruments. Dans ce paysage où tout semble se répéter – le refrain ne revient pas moins de six fois ouvrant chacune des sections du mouvement structuré en sonate –, tout change en fait subtilement, aussi bien dans la présentation du thème (toujours confié au premier violon mais dans différents registres, à l’octave supérieure [mes. 101, 2’16] ou inférieure [mes. 132, 2’44]), que dans la couleur harmonique ou dans l’organisation et la distribution aux instruments des éléments de la texture. Soulignons-en un des aspects les plus remarquables, la manière dont Haydn varie chaque fois la procédure de fin de chacune des sections en utilisant pourtant toujours et seulement les mêmes trois notes répétées du dactyle initial énoncées de manière homophone, plus ou moins longuement, à différentes hauteurs, selon différents successions d’intervalles, dans différentes nuances, suspendues parfois par un point d’orgue, toujours entrecoupées de silence, etc. (cf. mes. 17 [20’’ puis 36’’, compte tenu de la reprise], 62 [1’27], 88 [2’], 118 [2’31], 151 [3’01], 187 [3’30]). Chaque fois il s’agit d’un de ces éléments de surprise pour lesquels Haydn montrait une inclination particulière, mais, au-delà d’un jeu simple d’esprit dont on se lasserait parce qu’on en connaît les « ficelles », cette manière nouvelle chaque fois de rompre le discours, en renforçant l’intensité expressive, permet de tenir toujours l’auditeur en haleine.
Quatuor opus 54 n° 2 en ut majeur
I – Vivace à 4/4 en ut majeur. Forme sonate.
I – Exp. (mes. 1-87 [1’44] avec reprise [3’29]). II – Dévelpt (mes. 88-125 [4’12]). III – Réexp. (mes. 126-228 [6’16]). IV – Coda (mes. 228-233 [6’25]).
Tout en en partageant le caractère vigoureux – attribut commun des premiers mouvements de cet Opus 54 – le Vivace du Quatuor en ut diffère de manière sensible du précédent par sa conception nettement bithématique.
Au lieu d’être formé d’une suite de motifs différenciés, le premier thème se présente en un bloc comme une puissante ligne descendante en mouvements alternés, délicatement ponctuée par deux notes piano. Au lieu d’évoluer aussitôt dans sa ligne ou sa texture, il s’arrête sur un silence puis se répète à partir d’une autre note, cela plusieurs fois. Pour sa troisième occurrence (mes. 13 [16’’]), disposition aussi inhabituelle que prégnante, il introduit la tonalité très éloignée de la bémol qui l’éclaire d’une lumière plus chaude et profonde que l’éclatant ut majeur du début. Après un premier commentaire (mes. [17 21’’/2’03]), la quatrième occurrence (mes. 30 [36’’/2’19]) part du point le plus haut (do4, au-dessus de la portée) et, après sa descente, donne lieu à un agile déploiement d’arpèges du violon 1 ; dans une lumière qui s’assombrit, soutenu par de longs accords modulants de ses partenaires, il traverse plusieurs tonalités avant de d’atteindre l’univers transparent du deuxième thème (mes. 56 [1’06/2’49]). Énoncé conjointement par le violon et l’alto dans le haut de leur tessiture, repris par les deux instruments médians (mes. 64 [1’16/2’59]), ce thème piano dolce contraste avec le précédent par sa délicatesse de touche, la légèreté de son phrasé en petits doublets entrecoupés de silences.
Après la reprise et une brève et vigoureuse section de développement (mes. 88-125 [3’29-4’12]) construite sur le premier thème, la réexposition donne lieu à la fois à une réorganisation des événements de l’exposition (interpolation du premier thème dans le processus de réexposition du second, lui-même dédoublé), à une amplification notable de sa durée, augmentée de près d’un quart par l’introduction de nouveaux développements et surtout à la mise en oeuvre d’une culmination expressive résultant de la jonction des deux thèmes. Après que le deuxième thème a interrompu son cheminement en laissant à deux reprises son doublet pp en suspens sur un plus long silence (mes. 179 [5’15]), voici qu’il s’élance forte depuis l’aigu d’où il retombe puissamment, à la manière du premier – découvrant sa parenté structurale avec lui – puis remonte (à partir de la mes. 185 [5’24]) vers les cimes où il se fixe en un motif répétitif des deux violons (mes. 190 [5’30]) sous lequel jaillit fortissimo, à l’alto puis au violoncelle, une figure du premier thème. Il s’agit là d’un moment sans guère d’équivalent avant Beethoven tant par l’art de la synthèse que la puissance expressive. Avant ses deux accords finals, la courte coda du mouvement enchaîne selon un processus inverse une image délicate du premier thème (mes. 229 [6’16]) aux retombées du deuxième.
II – Adagio à 3/4 en ut mineur, forme quadripartite
Forme quadripartite : I – mes. 1-8 [54’’]. II – mes. 9 -16 [1’43]. III – mes. 17-24 [2’33]. IV – mes. 25-35 [3’49].
Du point de sa structure, ce mouvement bref (35 mesures [3’49]) et intense consiste en quatre images successives du même thème, un choral homophone sombre et recueilli de huit mesures d’une lenteur et d’une régularité hiératiques dont seuls quatre trilles ou gruppettos à la voix supérieure viennent adoucir le sévère dépouillement. Mais loin de donner une impression de répétition ou de variation, cette forme quadripartite s’inscrit dans une perspective linéaire comme s’il s’agissait d’une improvisation continue. En effet, à partir de la deuxième occurrence (mes. 9 [54’’]), Haydn recouvre le thème présenté maintenant à trois voix au lieu de quatre – le violon 2 assurant la partie supérieure du choral – par une sorte de récitatif du premier violon, inouï au sens propre du terme. Intuition visionnaire, il s’agit en effet, de la première véritable intégration d’une source folklorique, en l’occurrence le style tsigane, dans la musique savante, non pas de l’extérieur, à titre de simple citation ou d’objet thématique traité ensuite de manière classique, mais de l’intérieur, comme modalité spécifique de libre déploiement, la ligne du violon 1 étant formée de figures rythmiques irrégulières qui accélèrent ou ralentissent sans cesse en un rubato noté. Autre caractéristique remarquable, la manière dont les notes de cette ligne créent par rapport au choral qu’elle survole des halos de dissonances qui, « notes de passage » en termes d’harmonie, apparaissent généralement de manière fugitive étant donné la mobilité de la ligne mais se trouvent parfois exacerbées lorsque certaines notes du violon se répètent fébrilement (notamment mes. 10 [1’], 18 [1’54], 29 [2’58, 3’01]). Tandis que le choral reste immuable dans sa forme sévère et son expression déplorative (sombre et recueillie), la ligne du violon s’adoucit d’inflexions tendres et s’éclaire même, comme au début de la troisième partie (mes. 17 [1’43]), d’une sorte d’obscure clarté.
III – Menuetto, Allegretto à 3/4 en ut majeur, trio en ut mineur, forme menuet
I – Menuet : mes. 1-46 [1’49]). II – Trio (mes. 47-72 [2’50]). III – reprise du menuet [3’46]
Dans l’Opus 54 n° 1, Haydn structurait la relation menuet-trio sur l’opposition entre l’entreprenante vigueur des parties extrêmes et la démarche du trio toute de retenue et de délicate douceur ; dans l’Opus 54 n° 2, il confronte joyeuse insouciance et plainte obsédante.
Ce mouvement qui, disposition exceptionnelle à cette époque, s’enchaîne sans transition au précédent, oppose en effet un menuet ludique et un trio qui retrouve les teintes sombres de l’Adagio (ut mineur), la partie menuet s’intercalant ainsi entre deux parties graves.
Le menuet entièrement homophone et bien scandé – avec quelques sforzandos toujours sur les temps – est construit sur un motif de trois notes à partir desquelles il se développe quasi mécaniquement – il a d’ailleurs été utilisé pour une horloge musicale de la bibliothèque d’Esterhaza – mais non sans imagination puisqu’il conduit finalement à une puissante et lumineuse envolée des quatre instruments dans leurs registres aigus. Par contraste le trio commence dans le grave avec un motif énergiquement martelé d’où se dégage une sorte de plainte qui lui répond douloureusement (mes. 51 [1’53/2’05]) dans la première partie avant d’envahir entièrement la seconde (mes. 57-72 [2’12-2’50] compte tenu de la reprise) de ses soupirs déchirant.
IV – Finale, Adagio-Presto-Adagio à 2/4 en ut majeur, forme ABA’
I – Adagio (mes. 1-56 [4’11]). II – Presto (mes. 57-122 [5’]). III – Adagio (mes. 123-140 [6’16])
Toute aussi frappante que celle du premier adagio de ce quatuor, l’originalité de ce final tient peut-être moins à son langage qu’à sa forme et à son caractère ; elle tient aussi à la manière dont, une fois encore, le compositeur sait nous surprendre. Surpris on peut l’être en effet à voir un final commencer dans l’atmosphère d’un adagio grave et réflexif ; on suppose alors qu’il s’agit d’une introduction à la manière de celle du Quintette K 516 de Mozart, composé juste un an avant ce quatuor. Mais il n’en n’est rien et l’Adagio se développe comme un véritable mouvement déployant une longue phrase aux multiples détours et nous entraînant dans des modulations aussi subtiles qu’inattendues. Cependant, alors que nous nous sommes faits à l’idée que le quatuor s’achèvera dans un tempo lent, voici qu’après plus de quatre minutes, surgit un Presto (mes. 57 [4’11]) bondissant qui semble s’affirmer comme conclusion véritable – joyeuse et enlevée – de l’œuvre. Mais, nouveau retournement, après à peine une minute, l’Adagio (mes. 122 [5’]) revient pour terminer l’œuvre de manière non orthodoxe.
L’Adagio qui constitue les parties extrêmes de cette forme ABA’ communique une expression de gravité confiante mais nimbée de mélancolie très caractéristique du « grand style » de Haydn. Il commence par une sorte de préambule antiphonique, huit mesures avec reprises, où, après un appel conjoint, les quatre voix se répartissent en deux groupes qui se répondent – instruments graves et violons – pour présenter le grave « argument » du mouvement. Il sera développé à partir de la mesure 9 [1’06] par le seul violon 1 soutenu par des batteries des instruments médians et d’impalpables arpèges du violoncelle qui, tel un Sisyphe heureux, recommence inlassablement son ascension vers les sommets de son registre, plus haut parfois que le chant du premier violon (cf. mes. 12 [1’18]). Le violon lui aussi reprend toujours la même phrase, la répétant, la transformant, la colorant différemment, plus tourmentée ici (mes. 40 [3’06], ut mineur) ou plus paisible là (mes. 43 [3’18], la bémol), mais fixant toujours le même horizon de sens.
Lors de la réexposition A’ (mes. 123 [5’]) et après la reprise de la séquence antiphonique, on admirera la manière dont Haydn, au lieu de réénoncer le thème à partir de son début – on a déjà entendu quatre fois recommencer dans la partie A – le transporte directement au milieu d’une de ses phrases (comparer les mes. 131 [5’34] et 27 [2’16]) et la fait évoluer différemment. Sens du temps, conscience de l’impossible retour du même, art du raccourci. C’est de là que cette brève conclusion tire toute sa force. Suprême achèvement d’une œuvre qui sait encore se faire désirer au moment où elle s’éteint.
Quatuor opus 54 n° 3 en mi majeur
Ce quatuor se distingue des deux précédents par une forme plus ample dont le poids principal porte sur le mouvement lent – un des plus longs écrits par le compositeur – par sa tonalité de mi majeur relativement rare à cette époque dans la littérature pour quatuor (Mozart ne l’utilisera jamais dans les siens et Haydn deux fois seulement dans ses premiers opus, jamais plus ensuite) et par un caractère moins nettement affirmé que celui des deux autres, notamment parce que son premier mouvement est plus secret tant dans son expression que dans son organisation formelle.
I – Allegro à 2/2 en mi majeur, forme sonate. I – Exp. (mes. 1-58 [1’18/2’35]). II – Dév. (mes. 59-106 [3’39). III – Réexp. (mes. 107-172 [5’08]). IV – Coda (mes. 173-189 [5’32]).
Ce mouvement se distingue des deux autres mouvements équivalents de l’Opus 54 par la nature beaucoup plus contrapuntique de son écriture. Au lieu d’une ligne mélodique au contour bien tracé, énoncée par le premier violon par-dessus un accompagnement qui la met en valeur, le thème principal de cet allegro consiste en la conjugaison de deux motifs homologues mais différents qui se répondent en quasi imitation, celui-ci ascendant aux deux voix intermédiaires, auxquelles se joindra ensuite le violoncelle, celui-là descendant au premier violon. Il s’agit d’une sorte de dialogue, mi grave, mi enjoué qui conduit bientôt à une situation plus habituelle où le violon 1 délicatement soutenu par ses partenaires se lance dans un brillant monologue, faisant fuser d’alertes triolets détachés (mes. 16 [21’’/1’37]) qui conduisent au deuxième thème.
Bien que fondamentalement monothématique, ce mouvement introduit en effet, en passant à la dominante de si majeur, un thème secondaire (mes. 23 [31’’/1’46]) d’un caractère plus cantabile avec la mise en relief de ses intervalles expressifs de sixte ascendante et de quarte descendante. Mais il se déploie sur une texture qui rappelle un des éléments du contrepoint initial et il s’efface au bout de quelques mesures pour faire place à un flux de triolets (mes. 32 [42’’/1’59]) plus vigoureux encore que les précédents (spiccato) et commençant par un échange entre les deux violons, avant que le premier ne s’impose en un long trait virtuose. Après une transition aux inflexions plus sombres (mes. 42 [55’’/2’12]), l’exposition s’achève par une codetta consistant en une nouvelle réinterprétation du premier thème.
Plus ample que dans les deux autres quatuors, le développement s’appuie essentiellement sur les éléments du premier groupe (contrepoint initial et première séquence de triolets), la réexposition (mes. 107 [3’39]), assez sensiblement différente de l’exposition, élide entièrement le deuxième thème. Elle rapproche ainsi les deux séquences de triolets maintenant presque juxtaposées et développe assez longuement par compensation la transition (mes. 145-172 [4’29-5’08]). Dans les incarnations du thème principal, chacune très différenciée, l’opposition s’exacerbe entre la progression de plus en plus sombre des voix graves et l’échappée toujours plus lumineuse du violon 1, la dernière, aussi resserrée que radicale donnant lieu à une mutation admirable du motif initial à l’unisson en un noir si mineur vers un rayonnant fa majeur (mes. 168 [5’02]). Le mouvement se termine par une amplification de la codetta de l’exposition en véritable coda avec un nouveau développement du thème principal (mes. 173 [5’09]).
II – Largo cantabile en la majeur, forme lied (ABA’). I – Partie A (mes. 1-24 [4’42] = A1 (mes. 1-8 [44’’/3’06]), A2 (mes. 9-24 [3’04/4’42]). II – Partie B (mes. 25-38 [6’40] = B1 (mes. 25-32 [5’25/6’01], B2 mes. 32-38 [6’40]). III – Partie A’ (mes. 39-61 [9’]. IV – Coda (mes. 62-65 [9’30]).)
D’une forme extrêmement simple – forme lied (ABA’) dont chaque partie est composée de deux sections, l’une et l’autre avec reprise, sauf la deuxième de B (B2) –, ce mouvement vaut par la beauté de sa ligne cantabile et par la qualité de son ornementation qui fleurit en bouquets de notes de plus en plus foisonnants au fur et à mesure de sa progression.
Dans une atmosphère de gravité rêveuse et de retenue, la première section de la partie A distribue son matériau entrecoupé de silences de manière antiphonique entre les deux violons et les deux basses, selon une disposition qui rappelle un peu l’énoncé du thème principal du premier mouvement. Après la reprise de cette section, le violon se dégage des autres voix (mes. 10 [1’34/3’09]) et, dans une atmosphère qui s’assombrit, se livre à une confidence d’abord hésitante avec ses silences, revenant sur elle-même, avec ses trilles et ses gruppettos puis qui s’affirme de plus en plus en s’élançant vers l’aigu. Après une quasi-réexposition du début (mes. 17 2’15/3’53]) et une reprise de toute cette deuxième section, la partie centrale B en la mineur (mes. 25 [3’04/4’42]), se présente comme un véritable concerto pour violon, mais un concerto de chambre qui garde toute l’intimité du quatuor. Sur des batteries ininterrompues des trois autres voix, le soliste déploie une ligne continue aux volutes agiles chantournées qui, reprenant le commentaire du violoncelle à la fin de chacune des deux premières sections de A (mes. 8 [41’’/1’28] et 24 [2’56/4’32]), prolonge et développe la confidence précédente avec un ton de mélancolie qui ne s’appesantit jamais de pathos. Le violon ne s’interrompt que pour écouter une brève intervention empathique du violoncelle au début de la deuxième section (mes. 32 [6’18]). La réexposition A’ (mes. 39 [6’40]) est une réinterprétation fidèle de A, sans reprise et avec une sur-ornementation de la ligne mélodique qui, dans l’esprit de celle de B, introduit quelque chose de plus virtuose dans l’écriture instrumentale et de plus effervescent et mobile dans le caractère. Le mouvement se termine par un brève coda (mes. 62 [9’]) qui réinterprète la clausule de A
III – Menuetto, Allegretto, à 3/4 en mi majeur, forme menuet (ABA). I – Menuet A (mes. 1-38 [1’31]). II – Trio B (mes. 39-60 [2’24]). III – Menuet [3’09])
Dans ce Menuetto, Haydn met en œuvre des contrastes moins accusés que dans les mouvements des deux autres quatuors. Non seulement la tonalité de mi majeur reste la même dans les deux parties, mais l’esprit est celui d’un divertissement alerte. La différence de caractère se fonde essentiellement sur celle des rythmes. Rythme lombard inégal (brève-longue) incisif et bondissant dans le menuet, rythme égal au contraire, démarche plus lourde dans le trio, mais ici et là deux images d’une même esthétique de la rusticité joyeuse.
IV – Finale, Presto à 2/4 en mi majeur, forme sonate. I – Exp. (mes. 1-82 [1’01/2’02]). II – Dév. (mes. 83-171 [3’11]). III – Réexp. (mes. 172-278 [3’52]).
De forme sonate quasi monothématique comme le premier mouvement, ce finale montre lui aussi, sous son allure légère, son caractère enjoué et acrobatique, quelques dispositions remarquables comme l’exposition du thème principal par le second violon et surtout une structure formelle assez particulière qui élude étrangement la réexposition du thème principal. Après une exposition articulée de manière très classique, le long développement (88 mesures alors que l’exposition n’en compte que 82) repose entièrement sur ce thème sans cesse repris dans de nouvelles tonalités, empruntant de nouveaux détours, esquissant de faux départs, prenant même parfois – lui d’abord départ si insoucieux – un caractère inquiet notamment lorsqu’il interrompt dramatiquement son déploiement par des silences éloquents (mes. 147 [2’52]). Il laisse également sans cesse pressentir sa réexposition dans la tonalité principale qui ne viendra jamais. C’est le thème secondaire qui sera réexposé : le déferlement virtuose de doubles croches qui fuse au violon 1 à la dominante (si) dans l’exposition (mes. 52 [38’’/1’39]) se trouve ici réexposé (mes. 172 [3’11]) à la tonique (mi) selon la règle.
[1] L’ouvrage d’environ 400 pages, qui en « résumera » environ 5.000, doit paraître en janvier 2014 chez Fayard.