Le journal Le Monde a publié récemment un article relatant les résultats, parus dans le British Medical Journal, d’une recherche conduite par une équipe de chercheur néerlandais à propos des effets de la surdité de Beethoven sur sa musique. Selon cet article, les chercheurs auraient établi une corrélation entre l’accroissement de la surdité de Beethoven et la diminution de la teneur en notes aiguës de ses oeuvres, cela en s’appuyant sur le seul corpus des quatuors à cordes du compositeur. À mes yeux et à mes oreilles de musicologue (spécialiste du quatuor) et de quartettiste amateur (dont les quatuors de Beethoven furent pendant quarante ans le pain quotidien), les résultats affichés sont pour le point contestables et la méthode suivie pour les obtenir critiquable. 

Ce qui me frappe surtout chez Beethoven en ce qui concerne l’évolution de la poétique des hauteurs sous l’effet de l’accroissement de la surdité, ce sont les oppositions de plus en plus radicales entre graves et aigus et l’extension de chacun de ces domaines extrêmes ; mais il ne me semble pas qu’on puisse observer un quelconque rétrécissement du champ des aigus, au contraire. 

Je pense que le caractère contestable, pour le moins, des conclusions de l’étude citée provient d’une analyse partielle de la question et de choix méthodologiques douteux. Telle qu’elle est présentée, elle semble être un exemple de ces multiples démarches pseudo-scientifiques qui décrédibilisent les approches scientifiques. Il ne suffit pas de compter des notes pour bâtir une théorie.   

Un poétique des registres extrêmes 

Ainsi, pour l’étude l’évolution de l’écriture des hauteurs (en termes de registres ou de fréquences) chez Beethoven, le choix de la partie de violon 1 me paraît trop restrictif – et surtout manquer de pertinence – si l’on veut traiter le sujet sous ses principaux aspects et en tirer des conclusions vraiment fécondes pour la compréhension du lien entre surdité et esthétique. Un examen approfondi des quatuors et d’autres oeuvres montre la tendance du compositeur à conquérir les aigus aussi bien que les graves. 

Ainsi, dans les quatuors, les instruments graves s’approprient des registres de plus en plus élevés  ; c’est chez Beethoven l’expression d’une volonté d’émancipation (vers l’aigu) des instruments de la contrainte des registres qui, à l’âge classique, étaient associés à leurs parties respectives (v1, aigu ; v2, médium-aigu ; alto, médium-grave ; violoncelle-grave) . 

Dans les derniers quatuors, le violoncelle « monte » très haut, une octave seulement  en-dessous des suraigus du violon 1 (voir la coda du finale de l’Opus 132 ou les variations 3 et 4 de l’Adagio de l’Opus 127). De même il arrive de plus en plus souvent que l’alto monte également vers les aigus. Déjà dans l’exposition du 1er mouvement (Allegro) de l’Opus 59 n° 2, il passe « au-dessus » du violon 1, etc. 

Il est par ailleurs non seulement réducteur, mais un peu illogique de ne faire que sur les seuls quatuors cette étude relative aux effets de la surdité Beethoven sur l’écriture des hauteurs ; en effet, on ne peut, dans le cadre de ce seul médium (il est limité par nature vers le grave, au do1 du violoncelle), ni observer toute l’ampleur de la stratégie de Beethoven du point de vue de l’espace sonore, ni rendre compte du véritable événement qui se produit avec l’évolution du style : l’écriture explore de plus en plus les extrêmes de l’espace sonore, créant parfois un vide au centre. On peut observer ce phénomène dans certaines oeuvres pour piano (cf. Opus 111) ou pour orchestre (cf. Missa Solemnis). En termes d’espace sonore, ce sont ces gestes de désertion des registres « médium » ainsi que cette conquête des extrêmes graves ET des extrêmes aigus qui caractérise le plus nettement le dernier Beethoven.   

L’importance des des durées

Autre point d’achoppement de l’expérience, si l’on en croit l’article, la non prise en compte des durées.

Qu’est ce qui est le plus significatif, atteindre sporadiquement une note suraiguë (pic) ou déployer une mélodie dans le suraigu ? Or aucune mélodie des premiers quatuors ou même des quatuors médians ne se déploie longuement dans l’extrême aigu alors que c’est une tendance manifeste dans les derniers quatuors. 

Le violon 1 des quatuors de Haydn monte parfois plus haut que celui du jeune Beethoven, mais à la faveur de pics. Celui des derniers quatuors plane souvent dans l’aigu et atteint aussi des pics plus élevés que ceux de l’Opus 18 (ainsi, il monte au mi6 dans le finale de l’Opus 127 [mes.218]). 

Si elle a le mérite de focaliser l’attention sur Beethoven, l’étude saluée par Le Monde, du moins telle qu’elle est présentée, me paraît donc on ne peut plus contestable, comme beaucoup d’autres relatives à Beethoven, parues ici ou là et sur lesquelles je ne me suis pas exprimé.

Je signale que cette question des hauteurs est traitée dans ma thèse (Beethoven et la modernité, Paris 8 [1993]) dont la première partie est consacrée à une problématique de l’espace sonore beethovénien.