Le Quatuor opus 131 de Beethoven joué par un quatuor amateur, irresponsabilité et sacrilège ou enjeu pertinent ?

 

J’ai publié hier sur ce blog une annonce relative à deux concerts du Quatuor Amici, un quatuor amateur de bon niveau, qui aborde, sur mes conseils, l’Opus 131 de Beethoven, un des plus grands chefs­d’œuvre de l’histoire de la musique. Aborder cette œuvre est, en principe un privilège des plus grands quatuors professionnels qui attendent souvent de longues années avant de le présenter un public, car il le considèrent à juste titre comme une des œuvre les plus difficiles du répertoire. Il semble donc inconsidéré voire irresponsable de conseiller à un quatuor amateur d’aborder une telle œuvre.

Et pourtant la partition ne présente pas de difficulté instrumentale redoutable. Les professionnels sont d’ailleurs plus impressionnés par la richesse de son contenu expressif et son poids spirituel que par ses difficultés techniques. Le problème majeur posé par cette œuvre est en effet d’abord d’ordre intellectuel : il s’agit de comprendre l’architecture complexe de cette partition et d’en intégrer mentalement tous les détours, notamment les multiples changements de tempo (l’œuvre comporte quelque cinquante indications de tempo différents).

La réflexion sur la structure du quatuor est donc une nécessité première si l’on veut jouer cette œuvre et on constate quelques fois, en écoutant leur interprétation, que même les quatuors les plus chevronnés n’ont pas intégré tous les aspects de l’œuvre et ne l’ont pas suffisamment « pensée ». Au niveau de la pensée d’une architecture, les amateurs sont moins démunis qu’il n’y paraît s’ils prennent la peine nécessaire d’étudier soigneusement la partition et de laisser mûrir longuement leur conception. Un quatuor amateur peut vivre un an dans la pensée exclusive d’une telle œuvre qui finit par l’habiter. Dans ces conditions, le résultat obtenu par des amateurs motivés et décidés à investir du temps, peut même être de meilleure qualité que celui que donne leur exécution d’un quatuor de Haydn ou de Mozart, certes beaucoup moins complexes intellectuellement mais plus délicats dans la mesure où tout problème d’intonation, de phrasé ou de style se perçoit de manière aiguë sans pouvoir être compensé par la profondeur ou l’intensité du contenu musical.

Autant, je déconseillerai à un quatuor amateur de jouer un quatuor de l’Opus 18 de Beethoven, hormis le 4e, ou un Razoumovski, autant je lui conseillerai d’aborder – mais avec une rigueur obstinée – l’Opus 131 ou l’Opus 135 voire l’Opus 132 (mais ni l’Opus 127 ni surtout l’Opus 130 de réalisation instrumentale trop délicate).

 

Ce commentaire préliminaire, qui pourrait susciter la controverse, sert à un introduire un texte que j’ai écrit comme contribution aux réflexions du Quartett Forum. Et cela dans la perspective de la première des trois tables rondes qui auront lieu lors du lancement officiel de ce réseau à la Cité de la musique, le 18 janvier 2016. J’ai déjà publié ici (en janvier dernier) un texte intitulé Tendances du quatuor contemporain qui peut s’inscrire dans le cadre des réflexions relatives à la deuxième table ronde du 18 janvier relative à l’écriture de quatuor au XXIe siècle

 

Réflexions sur le Quatuor amateur, typologie, plan d’action

 

Les musiciens amateurs – et surtout sans doute les plus jeunes d’entre eux – constituent, selon moi, le terreau le plus fertile pour construire le public de demain pour les concerts des quatuors professionnels.

 

Dans ce qui suit, je serai amené à parler de ma propre expérience. Ma pratique de quartettiste amateur me permet d’avoir une idée de la demande des musiciens amateurs et de leurs besoins réels, ce qui n’est pas la même chose.

Après avoir joué pendant près de quarante ans en tant que premier violon de différents quatuors, j’ai dû m’arrêter et je conseille maintenant plusieurs quatuors amateurs que je fais travailler, notamment le Quatuor Amici auquel, est dédié, de pair, avec le Quatuor Ysaÿe mon Panorama du quatuor. C’est ce quatuor qui jouera l’Opus 131 à la chapelle de Ponessant, le 19 juillet, comme indiqué dans un texte précédent.

 

Il me paraît important, pour définir des plans d’action pertinents, de prendre conscience qu’il existe deux catégories très différentes de musiciens amateurs en termes non pas de niveau artistique – ils sont très variables dans chaque catégorie – mais de conception de leur pratique. J’ai appartenu aux deux catégories.

 

Les déchiffreurs de quatuors

C’est souvent une population d’amateurs cultivés – ils ont un niveau d’études supérieures (enseignants, chercheurs, ingénieurs, médecins, etc…) – qui connaissent assez bien en tant que mélomanes le répertoire classique et romantique du quatuor. Ils aiment se réunir pendant deux ou trois heures pour lire des partitions. Il déchiffrent ainsi « à la hussarde » tout Haydn, tout Mozart, certains Beethoven (rarement les derniers), quelques Schubert, Mendelssohn, Schumann, Brahms allant parfois jusqu’à Franck, Debussy et Ravel. Ces œuvres, ils les lisent, les relisent mais ne les travaillent pas, si bien qu’ils ne progressent jamais vraiment dans leur exécution. Il s’agit pour eux de jouer d’un bout à l’autre sans s’arrêter, sauf incident comme un décalage sensible entre les parties. Le résultat est souvent inaudible – pas toujours, parce que certains sont de bons instrumentistes – en tout cas jamais vraiment satisfaisant pour l’oreille d’un tiers éclairé. Hélas, en général, ils s’en satisfont et en tirent même un réel plaisir. Ils n’ont en principe pas d’objectifs de concert.

À ceux-là, me semble-t-il, il faut donner le goût du travail, leur donner une exigence d’interprétation qui les rapproche de la réalité artistique des œuvres. Il faut leur apprendre à s’écouter l’un l’autre, leur montrer la nécessité de coordonner les coups d’archet, de comprendre à la fois la structure de l’œuvre dans le temps (sa forme) et dans l’instant (le phrasé, l’étagement et le dosage des plans sonores). Cette sensibilisation peut se faire par des conférences – mais comment les convaincre d’y assister ? –, par des essais de travail avec quelqu’un qui les conseille mais qui ne doit pas craindre de passer du temps à des tâches de réglage grossier (apprendre à s’accorder, à trouver une « justesse » commune [travail des octaves, des quintes et des quartes, etc.]. Avec un peu de travail de débroussaillage de ce type on peut obtenir des résultats assez spectaculaires, si l’on tient compte de la situation de départ, et on peut les convaincre de donner d’honorables petits concerts dans des cercles d’amis. Les amener à aller eux-mêmes assister à des concerts de professionnels, à écouter et voir les œuvres qu’ils travaillent est un élément important sur le chemin du progrès, bien plus que la seule écoute de disques.

Quant à ceux qui peuvent les conseiller, il me semble qu’il serait disproportionné de confier cette tâche à des quartettistes chevronnés. Elle pourrait être menée à bien par de « grands amateurs », eux-mêmes quartettistes d’expérience, évidemment, et eux-mêmes formés aux techniques spécifiques du quatuor. Des formations de ce type pourraient être proposées.

 

Les interprètes amateurs

Il existe aussi une population, certes bien plus réduite, de quartettistes amateurs, sorte de sous-ensemble de la précédente, où on pourrait recruter des formateurs pour cette dernière, et qui s’en distingue d’abord par son exigence artistique. Je suis passé de la première population à la seconde grâce au travail qu’a fait mon quatuor de l’époque avec une violoncelliste russe, Macha Januchevskaï, élève de Valentin Berlinsky, avec qui j’ai joué par la suite pendant vingt ans. Elle nous a tout appris en termes d’écoute, de phrasé, de style, de travail d’archet et de justesse spécifiques au quatuor. À titre d’anecdote, la première fois qu’elle nous a fait travailler, on a passé deux heures sur les huit premières mesures de l’Opus 59 n° 2. Cette population-là d’amateurs est prête à lire ce qui s’écrit sur les quatuors, à écouter les émissions qui y sont relatives et à suivre touts les enseignements ad hoc. Les quatuors formés de tels musiciens amateurs peuvent tirer profit d’un enseignement de haut niveau car ils ont envie de toujours progresser vers une interprétation plus fidèle et plus intelligente de l’œuvre. Jusqu’où sont-ils prêts à payer un tel enseignement ? C’est une question.

 

En tout cas, il me paraît tout à fait possible d’envisager des mini-festivals de quatuors amateurs, émaillés de conférences, de cours d’interprétation, de débats, voire des concours. On pourrait même imaginer, dans ce cadre, que des compositeurs écrivent, pour une formation d’amateurs, un quatuor qui serait créé au cours du festival.